L’histoire
du dollar et de la politique monétaire comportent des renseignements
intéressants sur l'évolution de l'économie canadienne. Par le prisme de la
monnaie, on peut examiner des changements dans des stratégies gouvernementales.
James Powell a étudié de fond en comble cette histoire dans son livre intitulé «Le dollar
canadien : une perspective historique», et ce commentaire-ci
s’en inspire grandement.
Un fouillis à organiser
Powell
examine les moyens d'échange des Premières nations et ceux de l'époque de la
colonisation française et britannique. Il y a en ces temps une multitude de
monnaies de diverses origines en circulation. Il utilise l'expression «chaos monétaire» (page
ii) pour décrire la situation. En période de pénurie de pièces de monnaie,
même les jeux de cartes ont été utilisés, comme quoi nos ancêtres savaient
innover et se débrouiller.
Ce billet, émis en 1837, illustre bien la
multitude de monnaies utilisées au Bas-Canada durant la première moitié du
dix-neuvième siècle.[1]
Au milieu
du dix-neuvième siècle, l’heure des choix a sonné. Le gouvernement du Canada-Uni
décide de tenir ses comptes en dollars, et non pas en livres, à compter du 31
décembre 1857. La monnaie canadienne voit le jour en 1858, sous forme de «… pièces
d'argent et de bronze libellées en cents et portant le mot « Canada »…» (page
26).[2] Ces
décisions déçoivent les dirigeants de la métropole britannique; ils préfèrent
que la colonie utilise la livre, devise de l’empire. Le dollar s’impose
toutefois puisque les échanges économiques se font de plus en plus avec les
États-Unis où cette devise est la monnaie officielle depuis la fin du
dix-huitième siècle.
Quant au
papier-monnaie libellé en dollars, le gouvernement du Canada-Uni en émet, à
compter de 1866, par l'intermédiaire de la Banque de Montréal. Toutefois, des
billets de banque, libellés en dollars, entre autres, sont en circulation
depuis la première moitié du dix-neuvième siècle, et des banques continuent d'en
émettre jusqu'en…1944, bien que ce droit ait été auparavant graduellement
restreint.
La Confédération
de 1867 vient s’ajouter aux décisions antérieures pour mettre de l'ordre dans
le fouillis monétaire des colonies. L’Acte
de l’Amérique du Nord britannique attribue au gouvernement fédéral la compétence
sur la monnaie et les banques, ce qui permet d’uniformiser graduellement les
pratiques dans ces domaines. Apparaissent, peu de temps après, la Loi des banques et les Billets du Dominion. Ces billets sont
remplacés en 1935 par ceux de la Banque
du Canada (la Banque); celle-ci vient tout juste d’ailleurs de voir le jour
dans le sillage de la Grande dépression économique (la dépression) du début des
années 1930.
Une politique monétaire en
évolution
Le Canada
expérimente divers régimes pour son dollar, dont l'étalon-or, le taux de change
fixe et le dollar flottant. «L'expérience canadienne montre toutefois qu'aucun régime de
change n'est parfait.» (page 98).
L’étalon-or[3], en vigueur de la deuxième
moitié du dix-neuvième siècle au début du vingtième, offre peu de flexibilité pour adapter l’économie aux
changements, particulièrement en période de difficultés importantes. En
revanche, il donne de la crédibilité à la monnaie et il suscite la confiance.
Les
parités fixes, mais ajustables, des monnaies nationales par rapport au dollar
américain, après la deuxième guerre mondiale, redonnent confiance en la valeur
de la monnaie après les épisodes de dévaluation dans bien des pays dans le
contexte de la dépression et de la guerre. Tout comme l’étalon-or, elles ne laissent
pas suffisamment de marge de manœuvre pour apporter des ajustements advenant
des chocs de diverses natures.
Pour le
Canada, la flexibilité et l’autonomie monétaires passent finalement par le
flottement de la valeur de son dollar par rapport à celle des autres devises.
Il est d’ailleurs précurseur en la matière puisque la monnaie flottante est
devenue la norme dans le monde depuis que les États-Unis ont abandonné la
convertibilité-or de leur dollar au début des années 1970.
Le dollar
flottant, le contrôle des prix et des salaires, instauré au milieu des années
1970, et la gestion de la croissance de la masse monétaire ne sont pas
suffisants pour contenir l’inflation. Au tournant des années 1980, à l’instar
de la Réserve fédérale américaine, la Banque augmente les taux d’intérêt :
le taux d’escompte atteint 21 % en août 1981, du jamais vu depuis la création
de la Banque. Sa politique monétaire restrictive contribue à précipiter
l’économie canadienne dans une récession sévère. En revanche, le taux
d’inflation diminue de façon importante.
Fin des
années 1980 et début des années 1990, la Banque adopte de nouveau une politique
monétaire restrictive (le taux d’escompte culmine à 14 % en mai 1990) afin d’atténuer
la hausse des prix. L’économie est de nouveau en récession sévère, et c’est d’ailleurs
la plus longue depuis la dépression. En 1991, le gouvernement fédéral et la
Banque ajoutent à leur arsenal en adoptant une stratégie de ciblage de
l’inflation. La cible est établie à 2 %, et elle y demeurera jusqu’à au moins
la fin de 2021. La stratégie de lutte à l’inflation de l’époque vient briser de façon durable les
anticipations d'augmentation des prix avec comme résultat que, depuis 1992, en
variation annuelle moyenne, la hausse de l’indice des prix à la consommation
demeure en-deça de 3,0 %.
Le rythme
de progression des prix étant conforme aux attentes, la Banque adopte une
politique expansionniste à compter de 2008 dans un contexte de récession et de
crise financière, notamment aux États-Unis et en Europe. À compter de la
mi-année 2009, la reprise suivie d’une expansion modeste amènent la Banque à
maintenir les taux d’intérêt à des niveaux historiquement bas. Cela contribue à
l’endettement des ménages et à une hausse des prix des actifs, notamment dans
le secteur résidentiel. Ces bas taux d’intérêt sont loin d’encourager
l’épargne, et ils contribuent à une diversification des placements vers des
investissements risqués à rendement potentiellement élevé. Ce qui peut laisser
croire à un préjugé favorable à l’endettement au détriment de l’épargne, peut
aussi laisser présager les problèmes de demain sur le plan de la politique
monétaire.
En 2005, James
Powell résume ainsi l’expérience canadienne :
«Ce
n’est qu’à la suite de l’établissement d’un régime monétaire cohérent que la
Banque du Canada a été en mesure de mettre à profit son indépendance en matière
de politique monétaire. Elle a pu alors se concentrer sur la protection du
pouvoir d’achat intérieur du dollar canadien par le maintien du taux
d’inflation à de bas niveaux, tout en permettant à la valeur externe de la
monnaie de s’adapter aux chocs.» (page 99)
Douze ans plus tard, ce constat est encore valable. On peut y
ajouter que, même si elle a gagné en autonomie dans le temps, la politique
monétaire du Canada demeure influencée par celle de son principal partenaire
économique, les États-Unis. En outre, la Banque dispose encore d’une marge de
manœuvre pour intervenir advenant des chocs économiques importants. Le recours
à l’augmentation de la masse monétaire par l’achat massif de titres
de dettes publiques ou privées, soit l’assouplissement quantitatif,
n’est pas exclu.
Des défis à relever
Le
principal défi de la Banque ces temps-ci consiste à mettre fin graduellement à
la «détente monétaire»[4]. Elle joue prudemment afin
de ne pas mettre en péril l’expansion économique dans un contexte où persistent
de nombreux risques et incertitudes.
En outre,
les crypto-monnaies (bitcoins, etc.) peuvent contribuer à décentraliser l’offre
de monnaie après 150 ans d’efforts pour la centraliser. C’est une concurrence
inédite pour les banques centrales, mais aussi un éventuel outil de politique
monétaire. L’avènement de quasi-banques, de nouveaux modes de prestations de
services et de nouvelles technologies financières (les Fintech) va aussi nécessiter des ajustements sur le plan de
l’encadrement et des normes; la législation fédérale encadrant le secteur
financier devrait d’ailleurs être précisée et modernisée d’ici mars 2019. Crypto-monnaies,
nouveaux services et nouvelles
technologies peuvent être à la fois source de perturbations et de «destruction créatrice».
Quant aux
variations importantes de la valeur du dollar canadien, notamment par rapport à
celui des États-Unis, au cours des dernières décennies, elles constituent tout
un défi pour les entreprises et les individus qui commercent, investissent ou
voyagent à l’étranger. La Banque a cessé, à compter d’août 1998, d’intervenir
sur le marché des changes pour contrer les variations importantes du dollar. Sa
valeur reste fortement influencée par l’évolution volatile du prix des produits
à base de ressources exportés, en particulier le pétrole, et par l’écart des
taux d’intérêt entre le Canada et les États-Unis.
En somme,
la monnaie et la politique monétaire évoluent en tenant compte des
circonstances, des connaissances, des priorités et des développements technologiques.
Elles n’ont rien d’immuable et il est
mieux qu’il en soit ainsi.
Mise à jour du 16 janvier 2018 : voici une capsule historique sur la monnaie canadienne publiée il y a quelques jours par le quotidien The Globe and Mail :
[1] Plusieurs exemples de billets de
banque de la première moitié du dix-neuvième siècle apparaissent sur la page
Internet de l’exposition «1792 – Naissance d’un Parlement» présentée à l’Hôtel du Parlement de
Québec.
[2] Les monnaies américaine et
britannique continuent toutefois d'avoir cours légal et ce, jusque dans les
années 1930.
[3]«
En vertu de ce régime, la valeur du
dollar canadien était fixée par rapport à l’or et était convertible à vue.»
(page 37).
[4]
Expression de la Banque pour décrire sa stratégie actuelle.